Gris : Partager un deuil par les sens

Lorsque j’ai vu passer des images de Gris, je ne me suis pas beaucoup posée de questions : non seulement je savais que je voulais y jouer mais en plus il n’a pas rejoint mon très gros backlog de jeux. J’y ai joué rapidement. Et cela grâce à la magnifique direction artistique reposant sur des aquarelles qui a attiré l’œil de nombreux-ses joueur-euses. C’est d’ailleurs ce qu’on entendait et lisait partout sur Gris : le jeu est beau, la DA est incroyable, les couleurs sont folles, en bref c’est superbe. Cependant, et même si globalement les critiques étaient excellentes, plusieurs personnes pointaient parfois la simplicité du jeu ou le fait qu’il ne soit pas très ludique. Ceci m’avait particulièrement surprise quand il était pour moi (et pour beaucoup des adeptes du jeu) évident que Gris avait plus que sa direction artistique impressionnante à offrir. Son principe reposait sur plusieurs mécaniques en apparence simples mais maîtrisées et centrées sur son thème principal, pour lequel les développeurs avaient des intentions très précises. Il harmonisait les formes, les couleurs, les sons et le gameplay pour que nous puissions toutes et tous vivre et partager ensemble une expérience universelle en résonance avec son héroïne : le deuil.

Universalité par la simplicité

On assiste au début à la perte de Gris, le personnage principal, de sa figure maternelle, de sa voix et à l’écroulement de son monde.  A la suite de ces évènements, le jeu suit la structure du modèle Kübler-Ross (du nom de la psychiatre qui l’a théorisé). C’est un modèle qu’on retrouve partout dans la fiction malgré le fait qu’il ne fasse pas consensus dans le monde médical et qu’il soit l’objet de nombreuses critiques. Selon ce modèle, une personne face à la mort (d’elle-même ou d’un proche) passerait par 5 étapes : le choc/le déni, la colère, le marchandage, la dépression, puis l’acceptation. L’adoption de cette structure par le jeu est assez transparente puisque les succès Steam à la fin de chaque chapitre portent le nom des 5 étapes. 

La grande force de Gris est d’utiliser des mécaniques simples pour emmener le plus grand nombre de joueurs et joueuses à ressentir les mêmes émotions que son personnage. La première de ces mécaniques est la structure même. Il n’est pas démontré que le modèle Kübler-Ross soit universel (au contraire), mais son utilisation dans la pop culture est telle que la plupart des gens en ont entendu parler. Nous n’expérimentons pas tous et toutes le deuil comme dans le modèle Kübler-Ross, mais une très grande partie d’entre nous nous représentons l’image de ce qu’est le deuil dans la fiction comme étant le modèle Kübler-Ross. L’énonciation claire de ses étapes dans les succès Steam indique qu’il n’y avait pas de volonté spécifique de dissimuler cette structure. Et en réalité, dans un jeu abstrait comme Gris, utiliser un schéma aussi connu permet à plus de personnes de reconnaître le thème principal et ainsi de s’identifier au voyage de la protagoniste.

Les autres mécaniques ont pour but d’évoquer directement les émotions associées à ces étapes.

En effet, la seconde fait appel à la vue et au ressenti face aux couleurs. Le « langage » des couleurs est évidemment utilisé dans tout média visuel, mais ici c’est fait de façon plus brute. Les émotions qu’on cherche à provoquer n’accompagnent pas une narration, ne sont pas associées à une marque etc, chaque émotion est le sujet principal de son chapitre. Pour cela, l’équipe artistique a couplé une couleur à chaque étape afin de provoquer une réponse émotionnelle par association chez le public.

 La troisième est le son mais surtout la musique : utilisation classique pour communiquer des informations sur les émotions du personnage, elle les transmet à l’unisson avec le visuel.

La dernière est tactile et corporelle à travers la mécanique de jeu. Gris n’est qu’un agrégat de formes simplissimes matérialisées sous l’aspect d’une chevelure bleue, d’une robe métamorphe grise et de deux tiges en guise de jambe. Gris acquiert une nouvelle capacité lors de chaque chapitre, qui s’accomplit via sa robe, qui mute avec son corps et se transforme au gré de nos actions. Cette forme épurée nous servant d’avatar permet une véritable fusion entre nos gestes et sa chair.

Tous ces dispositifs se complètent pour établir un ensemble de stimuli directs et concordants :

  • Le choc/le déni : le personnage apparaît en noir sur un fond entièrement blanc, sans fioritures. L’intensité du blanc provoque un choc visuel tandis que l’absence de couleur transmet le vide ressenti par le personnage. Ce vide est également montré par l’absence totale de musique qui tranche sévèrement avec le chant de la scène d’intro. La démarche de Gris est lente et laborieuse. 
  • La colère : le rouge emplit le décor. Couleur forte et violente visuellement, associée au sang, aux flammes, utilisée dans des expressions correspondantes (« voir rouge »). La musique passe de phases mélancoliques avec quelques notes de piano à des phases beaucoup plus sombres et menaçantes, comportant des chœurs (qui peuvent évoquer l’envie de crier de rage). Gris apprend à se transformer en cube lourd ce qui lui sert à détruire son environnement, mais aussi à y rester ancrée (ce qui peut s’appliquer métaphoriquement au sentiment de colère en cas de drame : il peut être destructeur comme il peut donner de la force pour continuer d’avancer).
  • Le marchandage : on passe au vert, couleur beaucoup plus calme, qui est associée à la vie ou encore à l’espoir. La musique est plus chaleureuse et apaisante. Il y reste une trace de mélancolie mais comme lorsqu’on se remémore de bons souvenirs. Gris apprend un double saut et également à planer : il y a un sentiment de remonter la pente, de légèreté, de nouvelles possibilités.
  • La dépression : cette fois le jeu se teint en bleu, couleur froide qui évoque la tristesse et la mélancolie (parfois directement comme lorsque l’on dit « avoir un coup de blues »). Il y a une présence accrue de violons dans la musique, ce qui accroit ce sentiment de chagrin. Gris parvient cette fois à nager dans l’eau ce qui rappelle les larmes, dont elle est ici inondée dans les niveaux aquatiques.
  • L’acceptation : enfin le jeu se colore de jaune, une tonalité beaucoup plus solaire, qui fait penser à la joie, à la lumière, à la chaleur, aux beaux jours bref, au bonheur. La musique est toujours là mais par petites touches éthérées et légères, dans un ensemble très serein. Gris achève son voyage en retrouvant sa voix, ce qui lui permet de raviver ce qui l’entoure, plantes, animaux ou machines.

C’est comme cela que Gris parvient à utiliser nos sens de façon simple mais efficace afin de nous plonger dans l’état émotionnel du personnage, et à l’accompagner dans son voyage. Mais au-delà de sa simplicité de surface, le jeu a une facette un peu plus sophistiquée.

Reconstruction par la superposition

Si Gris se présente en apparence comme un jeu très simple, il cache en réalité beaucoup de nuances donnant de la profondeur au jeu. L’œuvre ne fait pas que disposer ses éléments les plus bruts devant nous, mais comme son personnage, elle les assemble afin qu’elle puisse se recomposer.

D’abord, si visuellement, on remarque tout de suite les couleurs et leurs associations aux chapitres, la façon dont elles interagissent entre elles nous en dit également un peu plus sur la protagoniste. Une des techniques principales de Gris est l’aquarelle, et elle ressort particulièrement dans les transitions de chapitres, lorsqu’une couleur s’ajoute. Car ce n’est pas que l’on passe d’une couleur à l’autre comme on passe d’un niveau à l’autre. Chaque nouvelle couleur se superpose aux anciennes et se mêle pour créer une harmonie dans l’environnement. Comme notre personnage qui ne passe pas d’une émotion à une autre, mais qui les gère, puis les assimile et les absorbe. Les couleurs qui demeurent dans le paysage témoignent que ces émotions sont toujours présentes en Gris, qu’elles font partie du chemin intérieur qu’elle parcourt. Elles font d’ailleurs littéralement partie d’elle, car on voit sur les gros plans de début et de fin de jeu que son visage associe toutes les nuances de couleurs des sections de l’histoire.

Ce chemin est ainsi moins linéaire que le suggérait la structure de base du jeu. C’est une autre des critiques opposées au modèle Kübler-Ross : au-delà du fait qu’il n’est pas universel aux expériences de deuil, il serait trop linéaire, les personnes endeuillées pouvant vivre ses étapes plusieurs fois et faire des aller-retours entre elles. Ainsi, bien que les nouvelles actions du gameplay que l’on débloque à chaque chapitre sont censées refléter le modèle, leur fonctionnement est un peu plus élaboré. Par exemple, la formation en cube débloquée dans la phase de colère et servant à détruire, est utilisée pour faire tomber des pommes d’un arbre grâce au choc et nourrir d’autres créatures dans la phase de marchandage. De plus, si Gris suit bien les étapes du modèle dans l’ordre, plusieurs phases de jeu viennent perturber cet enchainement. A différentes occasions, notre personnage se retrouve de nouveau coincée dans l’univers en noir et blanc du début, ou traquée par une créature sombre et métamorphe qui semble être chassée par du son ou de la lumière. Représentant possiblement des rechutes, l’éventualité de sombrer définitivement dans sa douleur qui serait toujours là à guetter un moment de faiblesse, et qui s’ajoute au reste, ces divers chevauchements rendent le jeu moins prévisible et les sentiments qu’on essaie de nous faire partager plus tangibles et réalistes.

La créature pourchassant Gris à gauche, sous forme d’oiseau à ce moment

Cette tangibilité, dans un univers de prime abord assez abstrait, se retrouve enfin dans l’environnement, non pas l’atmosphère générale et ses couleurs, mais celui plus concret peuplant les lieux. Le monde de Gris est loin d’être vide et forme des strates supplémentaires dans la vision d’ensemble. Les ruines qu’elle explore, ressemblant à d’anciens temples et abritant des statues évoquant la figure féminine du début, se recomposent avec ces dernières au fur et à mesure jusqu’à former un immense palais. Celui-ci, présent proche de la fin dans la phase d’acceptation, a une gravité changeante et des fragments plus ou moins palpables en fonction de la lumière qu’il les éclaire. Cela pourrait faire référence à la sensation de renversement subie par l’héroïne à cause de sa perte, et à la fragilité de l’équilibre émotionnel atteint.

De leur côté, les autres êtres vivants présents ne sont pas indifférents au personnage et ont des réactions qui commentent avec subtilité ce qu’on peut transmettre aux autres ou ce qu’on peut se transmettre face à ces épreuves. Lors de la phase de colère, quand Gris actionne son pouvoir de destruction, parfois sur des coquilles qui se révèlent être des animaux, ces derniers s’enfuient ou s’immobilisent à son approche. Lors de la phase de marchandage, les esprits de la forêt sont d’abord tout aussi effrayés, puis, au moment où l’on offre de la nourriture à l’un d’eux, ils se rapprochent de nous puis nous apportent leur aide en échange. La tortue du niveau aquatique, elle, va jusqu’à nous sauver.

La tortue nous guidant dans les eaux profondes

Gris, comme n’importe quel joueur ou joueuse, passe par des émotions plus complexes et nuancées qu’au premier abord, et les différents éléments du jeu ne font pas que former des étapes, ils se répondent et s’enchevêtrent. Si les couleurs et la beauté de la direction artistique ont tendance à nous percer directement la rétine, tout ce qui se cache dans l’arrière-plan apporte de la texture à l’œuvre. Finalement, rien n’est jamais juste blanc ou noir dans Gris. Ni juste rouge, vert ou bleu.

Révélation par l’estompage

Dans plusieurs interviews, les développeurs de Gris ont partagé leurs intentions pour le jeu. Évoquant leur background dans des studios AAA centrés sur l’action et le combat, ils avouaient vouloir changer de direction pour leur premier jeu indépendant : ils souhaitaient raconter leur histoire de façon beaucoup plus douce et que le maximum de personnes puisse accéder au jeu, quitte à le regarder plus qu’à y jouer. Ils ont réfléchi dans leur game design à comment guider les joueur-euses sans utiliser de mécaniques de punition ou de mort.

Ces intentions sont parfaitement visibles dans le rendu final, car en vérité, bien que les environnements et les mécaniques nous promènent dans le voyage émotionnel de la protagoniste, l’harmonie de l’ensemble n’a rien d’agressif. On ressent la tristesse ou la mélancolie mais sans jamais devoir les endurer. Cela permet à quiconque de poser sur la métaphore du jeu ses propres expériences. Dans un sens, Gris propose une expérience de deuil apaisé, une façon de s’engager dans l’introspection du personnage et de la nôtre mais comme anesthésiés.

Image du personnage courant sur un pont au milieu d'une brume violette qui englobe tout
Notre expérience de jeu dans Gris : métaphore

Cette invitation du studio Nomada m’a rappelé le conflit dans un autre jeu parlant du deuil : What remains of Edith Finch. Dans l’histoire d’Edith Finch, deux conceptions pour faire face à la douleur d’une perte s’affrontent : confronter la vérité nue avec la souffrance brutale qui l’accompagne souvent, ou l’enrober d’une histoire pour essayer de lui donner un sens et traverser plus facilement l’épreuve. Les créateurs de Gris ne se cachent pas du fait qu’ils voulaient faire du beau mais également quelque chose de doux et d’agréable, pour le plus grand nombre. Avec un thème universel mais délicat, ils ont opté, eux, pour nous raconter une histoire. Et même, ils ont construit leur œuvre afin qu’on se raconte une histoire avec eux.

Avez-vous joué à Gris ? Qu’est-ce qu’il vous a évoqué ?

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Crédits photos et screenshots du jeu : votre humble autrice

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